C’est lorsque j’ai atteint l’adolescence que j’ai commencé à tenir un journal. Je me souviens : c’était un cahier d’école à petits carreaux et à la couverture lilas.
J’avais lu le Journal d’Anne Frank qui m’avait fortement touchée. Les douloureux secrets de cette jeune fille au sujet de la mésentente avec son entourage et le début de son amour pour Peter alors que les mesures nazies resserraient leur étau autour de l’Annexe – endroit où elle et sa famille s’étaient réfugiés – m’avaient troublée. Je pressentais que l’écriture pouvait être un remède à ce qui était tu, à ce qui était impossible à dire et que le récit que la jeune Anne faisait de sa vie était toujours à la lisière de l’indicible.
Moi-même, j’ai donc commencé un journal intime. Je me suis mise à écrire car, animée par une sourde révolte envers une famille qui ne me donnait pas le droit de m’exprimer sous peine de punition, je ne pouvais me permettre de crier. J’ai donc crié en silence sur ce cahier d’école.
Plus tard, bien plus tard, après avoir lu les travaux de Philippe Lejeune sur l’autobiographie, j’ai réalisé combien l’écriture était d’abord un dialogue caché entre soi et soi, une conversation profondément intime.
Cette révélation m’a été confirmée il n’y a pas si longtemps par les propos tenus par Amélie Nothomb, lors de son entretien dans le cadre de l’émission Conversations d’un enfant du siècle avec Frédéric Beigbeder sur Radio Classique le 02 septembre 2022 :
« L’écriture est d’abord une affaire de silence.«
De même, en 2018, juste après le décès de mon père, j’ai découvert le Journal de silence de Marie de Solemne, journal que cette dernière a tenu après avoir vécu une expérience de mort imminente suite à un accident de cheval et dont elle relate le contenu dans l’émission Nouvelle Conscience, présentée par Olivier Vinet sur la radio Ici et Maintenant. Comme ce qu’elle avait expérimenté lors de sa désincorporation défiait les mots et n’était pas entendable par autrui, elle a transcrit pour elle-même ce silence qui la condamnait à ne pas témoigner de toutes les couleurs, formes et musiques qu’elle avait rencontrées pendant son voyage vers la Lumière.
Tous ces témoignages m’ont ramenée à mon adolescence quand, en proie à l’indicible des émotions que je devais contenir, je me jetais sur mon journal lilas. Une expression me revenait souvent :
« Ce que je vis dépasse l’entendement.«
Et j’ai voulu alors transcrire la folie : celle à laquelle j’étais confrontée jour après jour à l’extérieur de moi et qui commençait à s’immiscer en moi, à bouleverser mes assises psychiques. Je me souviens… J’écrivais comme on arrache la page. La pointe de ma plume transperçait le papier. Je faisais de la feuille une nouvelle constellation, un ciel étoilé de taches d’encre auxquelles je donnais le nom d’une émotion : Colère, Tristesse ou encore Joie quand le temps me donnait raison. Mes lettres étaient hautes comme des flammes. La ponctuation disparaissait. Parfois, la phrase à peine commencée se fondait, inachevée, dans les carreaux suivants car une autre phrase née d’une autre vision m’assaillait. Je disloquais la syntaxe à volonté ; je trouvais des néologismes ; j’inventais un autre langage qui ne pouvait être lu et compris que par moi… Comme cela, si ce cahier était trouvé, il serait indéchiffrable… Je crois même que j’avais choisi un cahier à petits carreaux scolaires pour mieux en transgresser le cadre.
Mon écriture dépassait l’entendement. Et j’en étais fière.
Je n’ai pas gardé ce cahier. Une fois l’indicible transcrit, il s’avéra sans utilité pour l’adulte que j’allais devenir. Mais ces nombreux feuillets où l’écriture bavait de rage et d’envie m’ont appris à résister et à faire cheminer ma parole au milieu de celle des autres.
Lorsque l’indescriptible te submerge – maladie, veuvage, divorce, deuil, licenciement -, tu peux, toi aussi, tenir ton journal de l’indicible.
Je peux t’indiquer des façons de procéder nées de mes expériences d’écriture et nourries du fruit de mes lectures :
- Choisis un cahier d’écolier tout simple. Tu n’éprouveras ainsi aucune culpabilité à le « gâcher » en le raturant, en y gribouillant, en y griffonnant.
- Laisse aller ton stylo sans lui donner de direction. Tous les sens sont possibles. Trace des traits qui tanguent, qui tremblent, qui ondulent au rythme de tes états d’âme.
- N’hésite pas à produire des taches pour représenter les émotions qui te submergent avant de lancer l’écriture. Puis, alors qu’elles ne sont pas encore sèches, fais-en des larmes – ou des fleurs, ou des étoiles…
- Ne te préoccupe pas de la régularité de ton écriture. Laisse-la devenir vague. Laisse-la se délier jusqu’à devenir frêle fil qui se dissout dans l’espace de la page. Ou encore épaissis le trait. Transforme ton texte en falaise ou en montagne. Une fois que l’indicible aura relâché son emprise, tu écriras naturellement plus petit. Et qu’importe si tes mots deviennent ensuite grains de sable ! Ce sera le signe que le problème à tes propres yeux diminue en intensité.
- Privilégie les phrases courtes, verbales ou non verbales. Elles te permettront de te confronter à toute la diversité des sentiments qui te traversent. Juxtapose en quelques verbes tes impressions : « Aujourd’hui, dimanche. Écrire, me fondre dans la nuit blanche, disparaître sur ma propre trace. Le paradoxe. Pour oublier. Peut-être. »
- Ne te soucie pas de la ponctuation. Laisse chaque phrase se déhancher vers une autre phrase. Lâche prise et abandonne-toi au flot ininterrompu et puissant des pensées qui te traversent ; laisse-toi soulever par lui : « Soleil Cou Coupé » dixit Apollinaire.
- Utilise des hyperboles si elles font sens pour toi, si elles te permettent de mieux cerner la charge émotive de ton expérience : « C’était horrible, terrifiant, absolu, délicieux… »
- Ancre/encre-toi dans tes sensations. Donne la parole à la mémoire de ton corps. Fige la sensation brute sur la page. C’est ainsi que, dans leur récit, les femmes abusées évoquent souvent l’odeur de la sueur de leur agresseur ou la saccade de leur souffle. L’acuité de telle ou telle sensation va permettre au trauma de s’y condenser. Ainsi, la sensation pourra être nommée et le traumatisme, exorcisé.
- Qualifie en sensations l’écriture elle-même. Donne de l’importance au sens qui prédomine pour toi :
- S’il s’agit de l’ouïe, est-ce que l’écriture gueule, tonne, gémit, murmure, chuchote ?
- S’il s’agit de la vue, les mots sont-ils des phosphènes, des clignotants, des scotomes, des éclairs, des lucioles, des traînées d’étoiles filantes – ou des fenêtres ouvertes dans la nuit ?
- S’il s’agit du toucher, est-ce doux, soyeux, rugueux, râpeux ? Évoque les tissus auxquels peut te faire penser l’écriture de cet indicible que tu as vécu : jute, flanelle, toile, soie…
- S’il s’agit de l’odorat, énumère les fragrances ou les puanteurs : c’était fleur d’oranger, patchouli, lait chaud, urine, latrines, herbe brûlée…
- S’il s’agit du goût, fais une liste des saveurs de l’expérience que l’écriture te met en bouche : cannelle, raisin vert, citron amer, beurre rance…
- Explore aussi les sensations de chaud, de froid et les variantes météorologiques : « Quel est donc ce mouillé qui s’infiltre dans mes os comme si j’étais un bout d’écorce oublié sur le chemin de novembre ? »
- Qualifie le mouvement de cette écriture : est-ce qu’elle jaillit, sursaute, s’entrechoque, glisse, s’insinue ?
- Procède par des anaphores, à la manière de Rimbaud, Apollinaire et Perec : Il y a / Il y avait… Je me souviens / Je ne me souviens pas… Je crois que… La reprise de mêmes termes ou expressions t’invitera à te plonger davantage dans l’univers toujours surprenant de ton inconscient sans te soucier de la syntaxe. Des associations d’images insolites pourront alors survenir et éclairer tout ce monde pulsionnel qui demande à se faire jour.
D’autres techniques existent – davantage stylistiques. Dans Les Montagnes roses de Rose, journal intime tenu par une femme victime d’un cancer de sein et qui relate le lent processus de soin et de guérison (paru aux éditions Eyrolles), l’autrice privilégie
- les mots-clés placés sous la date du jour dit
- les phrases nominales
- les sous-entendus
- les titres, parfois dans une autre langue ou avec néologismes
- les répétitions
« Mercredi 30 juin 2021
3,8%
« Jouer la sécurité est le choix le plus risqué que l’on puisse faire.«
Sarah Ban Breathnach
Humeur : chimio or not chimio ?
Recherche du jour : Alain Toledano/Victor Izraël/récidives cancer du sein/avis secondaire cancer
3,8%, c’est peu.
Et c’est beaucoup trop.
Ça brûle vraiment.
Et pas que l’esprit finalement.
J’ai l’esprit en feu.
Pas métaphoriquement. »
Pour dire ce qui te hante, te tourmente, te subjugue, te fascine, n’hésite pas à procéder par ellipses, allusions ; à passer du coq-à-l’âne ; à jouer avec les sous-entendus. Il n’y a que toi seul qui te comprends. Le but de l’écriture de l’indicible est de dépasser l’entendement, c’est-à-dire de t’affranchir de la logique et des codes du réel pour t’aider à prendre conscience de ce qui s’écrit en toi inconsciemment.
En effet, comme le dit Jung,
« Ce que tu ne ramènes pas à la conscience te reviendra sous forme de destin.«
Pour éviter que ce que tu n’as pas pu dire, énoncer, avouer ne revienne dans ta vie sous forme de pattern ou de déterminisme – autre nom pour désigner la fatalité tragique -, approche-toi des bords de l’indicible dans ton cahier.
Que ton écriture se passe de mots et devienne flot, flot d’émotions, de pensées, de rêves, de sensations, flot d’encre – ce sang bleu ou noir (ou encore d’une autre couleur, pourquoi pas ?) que tu mets en mouvement par ton propre tempo accordé enfin au rythme de ton cœur.
Pour aller plus loin :
Le Nouveau Journal créatif d’Anne-Marie Jobin : Partir à la rencontre de soi par l’écriture, le dessin et le collage, 2020, Le Livre de poche.
Je vous écris d’Anny Duperey, précédé par Le Voile noir, Le Livre de poche
Géraldine Andrée Muller
Écrivain privé-biographe familiale-psychobiographe
Pour découvrir mon travail, rendez-vous sur lencreaufildesjours.com