Dans nos chicanes, ce n’était plus la même personne en face de moi. Un autre personnage apparaissait : celui de la personne blessée. Ce n’était plus elle, celle que j’aimais, celle avec qui j’avais partagé des souvenirs, des rires, des rêves. C’était une version d’elle sur la défensive, prête à se battre contre un ennemi imaginaire. Et cet ennemi, dans ces moments-là, c’était moi.
À travers ses yeux, je devenais quelqu’un que je ne reconnaissais pas. Violent. Dangereux. Elle me disait : “Tu vas me frapper.” Ces mots résonnaient comme une trahison profonde. Ce n’était pas juste une accusation, c’était un coup porté à tout ce que je croyais être. Parce que non, jamais je n’aurais levé la main sur elle. Jamais je n’ai levé la main sur une femme. Ce n’est pas qui je suis. Je ne suis pas ce genre d’homme. Mais dans ses moments de crise, ce n’était plus moi qu’elle regardait : elle voyait ses propres peurs, ses propres blessures, et je devenais malgré moi celui qui les faisait ressurgir.
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J’ai vite compris que mes mots ne suffiraient jamais à apaiser ces tempêtes. Je pouvais m’expliquer, répéter, tenter d’être le plus clair possible, mais c’était peine perdue. Dans ces instants-là, peu importait ce que je disais. Mes paroles prenaient des proportions démesurées, dépourvues de nuance. Même les mots les plus simples, les plus sincères, devenaient des armes entre ses mains. Elle m’attribuait des intentions que je n’avais jamais eues, des mots que je n’avais jamais prononcés. Et à la fin de chaque dispute, je me retrouvais toujours dans le rôle du méchant, comme si je portais un masque que je ne pouvais enlever, un masque qui n’est pas le mien.
C’est là que j’ai arrêté de m’exprimer. J’ai cessé de dire ce que je ressentais, de partager mes pensées, de poser des mots sur ce que je vivais. Parce que, quoi que je dise, cela ne ferait que nourrir le malentendu. Mes paroles se tordaient entre nous, se perdaient dans un flot de méfiance et de douleur. Chaque tentative de dialogue se transformait en un nouvel affrontement. Alors j’ai choisi le silence. Pas parce que je ne voulais plus parler, mais parce que j’étais fatigué. Fatigué de voir mes mots mal interprétés, de les voir se transformer en accusations. Fatigué de me battre contre des peurs qui n’étaient pas les miennes.
J’ai enfoui ce que je ressentais, j’ai enterré mes émotions. J’ai appris à marcher sur des œufs à chaque conversation, à peser chaque mot pour éviter que la tempête ne se déclenche à nouveau. Mais plus je me taisais, plus je me perdais. J’avais l’impression de m’effacer peu à peu, de disparaître derrière le rôle qu’elle m’avait attribué. Parce qu’à ses yeux, je n’étais plus moi. J’étais devenu une version déformée de l’homme qu’elle redoutait, une projection de sa propre douleur.
J’ai compris que ce que nous vivions était plus complexe qu’une simple incompréhension. C’était un transfert émotionnel. Elle projetait sur moi des blessures du passé, des traumatismes non guéris. J’étais devenu, malgré moi, le miroir de ses insécurités et de ses peurs. Et ce n’était plus seulement elle et moi dans cette relation ; il y avait aussi tous les fantômes de son passé. J’étais là, à essayer de construire quelque chose avec elle, mais ce qu’elle voyait en moi, c’était une menace, une ombre qui réveillait ses souffrances.
Et c’est là que j’ai compris une vérité brutale : parfois, tu peux aimer de toutes tes forces, donner le meilleur de toi-même, et ça ne suffira pas. Parce que l’autre ne voit pas toujours qui tu es. Il voit ce qu’il fuit en lui-même. Elle ne voyait plus l’homme bienveillant que j’étais. Elle voyait, dans un miroir psychique, une version d’elle-même qu’elle n’osait pas affronter. Peut-être même une part de cette violence qu’elle gardait en elle, qu’elle n’avait jamais osé assumer.
Dans ces moments-là, l’amour ne suffit pas. Parce que ce que l’autre projette sur toi, ce n’est pas quelque chose que tu peux réparer. Ce sont des blessures qu’elle doit guérir elle-même. Moi, je ne pouvais pas être celui qui éteindrait cette colère intérieure, cette peur constante. Je ne pouvais pas être celui qui comblerait ces vides qu’elle portait en elle depuis si longtemps. Et ça, c’est une leçon difficile à accepter : peu importe combien tu donnes, peu importe à quel point tu essayes, tu ne peux pas être celui qui sauve quelqu’un de lui-même.
Alors, j’ai choisi de me taire. Non pas parce que je ne l’aimais plus, mais parce que je ne savais plus comment me faire entendre. J’ai réalisé qu’il ne s’agissait pas de moi. Ce n’était jamais moi qu’elle affrontait dans ces disputes. Elle se battait contre des souvenirs, contre des traumatismes enfouis, et je n’étais qu’un figurant dans ce combat intérieur. Et ça, ça m’a vidé. Ça m’a laissé avec un silence pesant, avec un vide que je n’avais jamais ressenti avant.
Mais au milieu de ce chaos, j’ai aussi appris quelque chose sur moi. J’ai appris que je n’étais pas obligé de porter ce rôle. Que je pouvais choisir de ne pas me laisser définir par la version de moi qu’elle voyait dans ses moments de crise. Parce qu’au fond, je sais qui je suis. Je sais que je n’ai jamais été violent. Je sais que mes intentions ont toujours été bienveillantes, même lorsque mes mots étaient des vérités dures à entendre. Et je sais que je mérite d’être vu pour qui je suis vraiment, pas pour ce que les peurs de l’autre projettent sur moi.
Parfois, la seule chose que tu peux faire, c’est lâcher prise. Accepter que l’amour ne guérit pas tout. Accepter que certaines blessures ne sont pas les tiennes à soigner. Et comprendre que, peu importe combien tu essayes, tu ne seras jamais vraiment compris si l’autre ne veut pas te voir tel que tu es.
Quand on ne peut pas s’exprimer librement, quand chaque mot est mal interprété, quand on parle mais qu’on ne se sent pas écouté, ça devient étouffant. C’est comme essayer de faire pousser une fleur dans une terre stérile. Sans cette écoute sincère, sans cette ouverture à ce que l’autre ressent vraiment, la connexion se brise petit à petit. Et quand l’émotion n’a plus d’espace pour exister, il ne reste qu’un mur entre deux cœurs.
Cela a mené, inévitablement, à la rupture. À force de me taire, de tout enfouir en moi, j’ai fini par disparaître dans cette relation. Chaque jour de silence me poussait un peu plus loin de moi-même, jusqu’à ce que je ne sache plus qui j’étais quand je la regardais. Il n’y avait plus de place pour moi, ni pour ce que je ressentais vraiment. J’étouffais sous le poids de ce que je ne pouvais plus dire, et à force d’avaler mes mots, je me suis vidé de moi-même.
Mais la fin de cette histoire a été aussi le début d’autre chose. Dans la rupture, j’ai retrouvé un espace que j’avais perdu : celui de ma solitude, calme et brutale à la fois. C’est dans ce vide que j’ai commencé à entendre, enfin, ce que je ressentais.
Puis, il y a eu le sport. Chaque entraînement devenait un exutoire, une façon de libérer ce que j’avais gardé enfermé trop longtemps. C’était un retour à la simplicité du mouvement, une manière de reprendre contact avec moi, avec ma force intérieure, que j’avais cru perdre.
Et dans le calme de ma solitude retrouvée, j’ai appris à écouter ce que je ressentais. Sans peur d’être mal compris, sans crainte que mes émotions se retournent contre moi. Il n’y avait plus personne pour déformer mes mots, plus de malentendus à redresser. Il n’y avait que moi, face à moi-même, avec tout ce que j’avais enfoui. Et c’est là, dans ce face-à-face silencieux, que j’ai commencé à remettre les choses en ordre.
Je réapprends, tranquillement, à sortir du silence. À m’autoriser à ressentir sans filtre, sans honte. À dire ce que je pense, même si cela ne plaît pas toujours. Parce que ce que j’ai compris, c’est que le silence peut être aussi destructeur que les cris. Il te ronge de l’intérieur, te prive de ce qui te rend vivant : l’expression de ce que tu es, pleinement.
Et c’est comme ça que, petit à petit, je me retrouve. Parce que se taire pour éviter d’être blessé, ce n’est pas vivre. Vivre, c’est oser dire qui on est, même si ça fait peur. Vivre, c’est apprendre à s’écouter et à se faire confiance à nouveau. Et c’est ce que je fais, jour après jour, à travers l’écriture, à travers le sport, à travers ce silence que je remplis, enfin, avec mes propres mots.
Et elle, cette femme que j’aime encore dans un coin de mon cœur, malgré tout. Celle qui écrit son âme sur le papier, qui exprime ce qu’elle n’a jamais pu dire autrement, qui cherche, à sa manière, à se guérir. Je lui souhaite sincèrement le meilleur du monde. Qu’elle trouve ce qu’elle cherche, qu’elle trouve la paix en elle-même, et surtout, qu’elle fasse enfin la paix avec les hommes.
Et j’espère qu’un jour, elle pourra aimer sans peur, sans se battre contre des ombres du passé, sans chercher à voir en l’autre un ennemi qu’il n’a jamais été. Je lui souhaite de tout cœur de se libérer, de se pardonner et de s’ouvrir à l’amour, sans armure.