Viens, mon ombre, je t’invite à boire un cappuccino chez moi. Il fait beau dans mon salon. Assieds-toi juste en face de moi, au soleil. Qu’as-tu à me dire ? Quels silences ? Quels interdits ? Quels non-dits ?
Confie-moi ce qui te hante. Raconte-moi ce que tu n’as pu évoquer au bon moment. Les regrets de l’inaccompli. Les remords de l’inachevé. L’inéluctable sentiment qu’il est à jamais trop tard.
Je vais tout noter sur ce cahier blanc. Cette transparente matinée de printemps est idéale pour les confidences.
Je sais, mon ombre, que toi et moi, nous avons longtemps été ennemies. Je voulais te laisser sur le seuil et fermer la porte, te laisser pleurer à l’infini, sans te secourir. Mais aujourd’hui, je souhaite me racheter. Et si nous nous réconcilions ? Je peux éclairer avec mes yeux toutes tes angoisses, t’apporter mon regard, t’apaiser avec mon souffle.
Ta présence fidèle malgré mes rejets répétés m’a beaucoup appris sur moi-même. Aujourd’hui, je suis devenue beaucoup plus tolérante et j’accepte que tu me révèles toutes ces parts cachées de moi-même, que tu me désignes ce qui doit être percé à jour et exploré – quels abcès, quelles blessures, quels cauchemars.
Invite-moi, à ton tour, à entrer dans ma douleur en suivant la trace de mes cicatrices intérieures. Je sais que tu peux remettre sur la table – à côté de ce cappuccino que j’ai bien sucré pour que tu oublies le goût amer de la vie -, les conversations interrompues avec Lui, quelques jours avant qu’il ne meure, tout ce que l’on ne s’est jamais dit et que l’on ne se dira plus, l’essentiel,
ces choses muettes pour toujours la dernière promenade où il m’a désigné l’arbre centenaire et alors j’aurais dû savoir qu’il me désignait l’éternité parce qu’il allait disparaître mais pourquoi n’ai-je pas respecté ma prémonition obéi à mon instinct
Oui, mon ombre, je vais faire pour toi la liste de tous les j’aurais dû, les actes manqués, les situations condamnées à être irrésolues.
Finalement, j’ai de la chance de t’avoir, mon ombre.
Il est un récit qui m’a profondément marquée dans mon enfance : L’Homme qui a perdu son ombre d’Adelbert von Chamisso.
Ce récit raconte la sombre destinée du héros Peter Schlemihl, qui échange son ombre, sur la requête de l’homme en gris, contre la bourse de Fortunatus. Quel effroi pour Peter condamné à errer sur la terre sans que son double soit projeté sur le sol ! C’était comme s’il était infirme, amputé de lui-même.
Et me reviennent en mémoire ces vacances espagnoles. Alors que j’avance sur le petit sentier qui mène à la mer, tu es projetée, mon ombre, en plus grand sur la pierre ensoleillée. Je comprends ainsi que tu seras l’amie qui m’accompagnera tant que je marcherai, que j’avancerai sur le chemin, que je vivrai.
Toi, mon alliée, tu me montres l’autre côté de moi-même, le reflet de mon passage que je laisse sur toute chose en ce monde. Si tu existes, tu es la preuve que je suis éclairée.
Il m’est impossible d’être uniquement Lumière. Sinon, je serais une scène que des projecteurs éclaireraient pour personne. Je ne peux être uniquement zénitude, beauté, bonté. En effet, la bonté coexiste avec la révolte car la révolte invite à être plus généreux envers soi-même et les autres, en demandant davantage à l’Univers. De même, un rayon de soleil illumine davantage une flaque noire, comme l’écrivait Etty Hillesum dans son Journal, puisqu’il en perce toutes les ténèbres.
La laideur d’une rue au petit matin m’invite à chercher la fleur au-dessus d’une grille. C’est parce que j’ai vu la laideur que je prends davantage conscience de la beauté inhérente à toute chose, pourtant condamnée à la flétrissure.
C’est parce qu’il y a de la lumière que tu existes, mon ombre. La lumière te sculpte, t’effile. Elle me permet de réaliser que, de même que tu t’accroches à mes pas, tu suis le mouvement de ma main sur la page. Tu es là, ineffaçable, inaliénable parce que si tu t’en vas, la clarté disparaît avec toi. C’est toi qui condenses la flamme de la bougie dans l’instant de mon regard.
Aussi, prenons ensemble ce cappuccino, mon ombre.
Et rions avec gratitude de mon erreur qui m’a incitée à te confondre avec la solitude.
En vérité, il n’en est rien,
car c’est grâce à toi que j’existe.
Chaque matin désormais, je répondrai aux signes que tu me fais.
Et j’écrirai.
Géraldine Andrée Muller
Écrivain privé-biographe familiale-écritothérapeute
Pour connaître mon travail d’écriture biographique et thérapeutique, rendez-vous sur mon site : L’Encre au fil des jours