Je devais, jadis, avoir un frère.
Un frère avec lequel jouer, courir, rouler dans les herbes de l’été, sauter à la marelle, aller à la fac plus tard.
J’ai souvent eu un frère.
Au Moyen-Âge, j’avais un frère borgne, excellent forgeron.
À la Renaissance, j’avais un frère qui m’accompagnait à la bougie, le soir, dans les sombres couloirs.
Au XVIIIème siècle, j’avais un frère qui m’emmenait haut dans les arbres. Un matin de juin, à cause de lui, je suis tombée et je me suis cassé le poignet.
Sous Napoléon, j’avais un frère qui m’apprenait à lire Sénèque et Cicéron.
Je devais encore avoir un frère dans cette vie-ci.
Un frère m’était destiné.
Cela devait faire quatre mois bien ronds.
Comme moi, je l’imaginais blond.
Dans la lumière d’un matin de juin, je me suis aperçue que ma mère n’était pas bien.
Il y avait quelques gouttes rouges entre le salon et la salle de bains.
Hop ! Ni une ni deux ! Pour me cacher les yeux, on m’envoie chez Pépé-Mémé dans la grande maison entourée de roses et de glycines. Assise au bord de la vasque, je berce ma poupée préférée. Je l’allaite avec une poitrine absente. Je l’habille avec un pantalon de laine blanche.
Quand ma mère est revenue me chercher, elle était pâle.
Pour ce qui était arrivé, il n’y avait ni nom, ni phrase.
Pour mon frère, pas de prénom.
Pas de case sur le livret de famille.
Pas de visage dans un mot.
Plus de place.
Même pas une place vide.
C’était trop tôt et déjà trop tard.
La vie s’écoula dans le creux des jours. Je jouais seule jusqu’à ce que ma sœur naquît. Avec elle, ni roulade, ni marelle.
Que des chamailleries. Et un sentiment d’étrangeté.
Il est des frères qui vous sont destinés et qui, pourtant, sont voués à ne pas venir. Qui se perdent en route et qui vous font vivre l’exil.
C’est ainsi. Sans lui, j’ai appris l’indépendance, l’autonomie. À jouer au jeu très sérieux de la vie. À consentir à perdre plutôt qu’à gagner, pour progresser en tant que femme.
Pendant toute mon enfance, je me suis culpabilisée. J’ai cru que mon frère s’était envolé parce que la fenêtre de ma chambre était ouverte.
De temps en temps, mon frère entre par mon cahier ouvert et il m’envoie un signe à travers la fenêtre de ma page.
Il est venu au galop sur une phrase.
Dans l’espace des lettres rondes, il me regarde.
Il ne prévient pas quand il arrive. Cela peut être un jour comme aujourd’hui.
Puis il repart en voyage pendant qu’ici, je fais naître les mots de la Vie.
Géraldine Andrée Muller
Écrivaine privée-biographe familiale-écritothérapeute